Tout à coup…
George Sand | Le Péché de monsieur Antoine (1845)
Après y avoir passé la nuit, Émile quitte Châteaubrun pour Gargilesse ; au moment de traverser la Gargilesse, pour retrouver son père tout au chantier de son usine sur la rive opposée, Émile et son guide sont pris par la dribe tant redoutée.
— La dribe, c’est donc la crue de l’eau ? demanda Émile, qui commençait à comprendre le mot déribe, dérive.
George Sand, Le Péché de monsieur Antoine.
La crue, terrible, laisse derrière elle un paysage de désolation mais monsieur Cardonnet s’obstine, faisant peu de cas des avertissements reçus préalablement à son installation.
«— Il suffira, dit‐il, éludant ma question, que vous répondiez à tout ce que je vous demanderai. Par exemple, quelle est, au maximum, la force de ce petit cours d’eau que nous venons de traverser, depuis ce même endroit jusqu’à son débouché dans la Creuse ? «— Elle est fort irrégulière ; vous venez de la voir au minimum ; mais ses crues sont fréquentes et terribles ; et si vous voulez voir le moulin principal, ancienne propriété de la communauté religieuse de Gargilesse, vous vous convaincrez des ravages de ce torrent, des continuelles avaries qu’éprouve cette pauvre vieille usine, et de la folie qu’il y aurait à faire là de grandes dépenses. «— Mais avec de grandes dépenses, monsieur, on enchaîne les forces déréglées de la nature ! Où la pauvre usine rustique succombe, l’usine solide et puissante triomphe !
George Sand, Le Péché de monsieur Antoine, Bibliothèque électronique du Québec, p.65.
« Maudit ruisseau, pensait‐il, en fixant malgré lui ses regards sur le torrent qui roulait fier et moqueur à ses pieds, quand donc renonceras‐tu à une lutte impossible ? Je saurai bien t’enchaîner et te contenir. Encore de la pierre, encore du fer, et tu couleras captif dans les limites que ma main veut te tracer. Oh ! je saurai régler ta force insensée, prévoir tes caprices, stimuler tes langueurs et briser tes colères. Le génie de l’homme doit rester ici vainqueur des aveugles révoltes de la nature. […] Non, non, torrent perfide, terreurs de femmes, pronostics menteurs des envieux, vous ne m’intimiderez pas, vous ne me ferez pas renoncer à mon œuvre, quand j’y ai fait tant de sacrifices, quand la sueur de tant d’hommes a déjà coulé en vain, quand mon cerveau a déjà dépensé tant d’efforts et mon intelligence enfanté tant de prodiges ! Ou cette eau roulera mon cadavre dans la fange, ou elle portera docilement les trésors de mon industrie ! »
George Sand, Le Péché de monsieur Antoine, Bibliothèque électronique du Québec, p.264–265.