Henri Barbusse | Faits divers — Ceux qu’on n’a pas domptés (1928)
Quels fragments tumultueux et précipités de cinéma on peut extraire du chaos historique contemporain, et trier, ranger côte à côte en épopée ! L’une de ces épopées se détache en lumière et en rouge sur la guerre mondiale. C’est le poème épique de la conscience et de la volonté. Sa grondante image silencieuse me hante depuis que j’ai fraternisé avec quelques‐uns de ceux qui l’ont fait vivre, et n’en sont pas morts. Et tout d’abord voici sur la face de l’écran, qui est la face du monde, la scène qui domine les autres. Un grand meeting de gens en uniforme. C’est le meeting des condamnés à mort. Il a commencé à huit heures du matin ; il finira à dix heures. Cette heure‐là, ce n’est pas le règlement qui l’édicte, mais la fatalité. Il finira à dix heures. La foule des soldats est hérissée de drapeaux rouges. Lorsqu’ils sont venus en cortège au lieu de réunion, ces drapeaux qu’ils tenaient, poussaient leur foule comme des voiles. Les orateurs crient en plein air et finissent tous leurs discours de la même façon : « Nous voulons retourner en Russie, et cela seulement. ». « Nous voulons aller dans la révolution ! ». Un autre dit : « Nous sommes ici onze mille. ». Un homme doucereux insinue : « Il vaudrait mieux céder et se rendre. ». Tous ont une seule voix pour crier : « Non ! ». La voix de tous ajoute : « Nous mourrons sous le drapeau rouge. ». Ils chantent la Marseillaise et l’Internationale. A dix heures moins cinq, le meeting cesse. La musique joue une marche funèbre. Il y a, à l’horizon, un grondement sifflant, puis un volcan éclate parmi les hommes, sur la terre. Deux musiciens sont tués et s’écroulent. Les autres, à côté des vides, continuent à jouer. On voit tomber des formes humaines dans la fumée, et gesticuler des agonies. Des éclairs et des tonnerres arrivent de tous les points du ciel. Ce champ de massacre est en France, dans la Creuse. Ces hommes sont des soldats russes. Leurs ennemis, leurs vainqueurs, ce sont des soldats russes et des soldats français.
Quels fragments tumultueux et précipités de cinéma on peut extraire du chaos historique contemporain, et trier, ranger côte à côte en épopée ! L’une de ces épopées se détache en lumière et en rouge sur la guerre mondiale. C’est le poème épique de la conscience et de la volonté. Sa grondante image silencieuse me hante depuis que j’ai fraternisé avec quelques‐uns de ceux qui l’ont fait vivre, et n’en sont pas morts.
Et tout d’abord voici sur la face de l’écran, qui est la face du monde, la scène qui domine les autres. Un grand meeting de gens en uniforme. C’est le meeting des condamnés à mort. Il a commencé à huit heures du matin ; il finira à dix heures. Cette heure‐là, ce n’est pas le règlement qui l’édicte, mais la fatalité. Il finira à dix heures. La foule des soldats est hérissée de drapeaux rouges. Lorsqu’ils sont venus en cortège au lieu de réunion, ces drapeaux qu’ils tenaient, poussaient leur foule comme des voiles. Les orateurs crient en plein air et finissent tous leurs discours de la même façon : « Nous voulons retourner en Russie, et cela seulement. ». « Nous voulons aller dans la révolution ! ». Un autre dit : « Nous sommes ici onze mille. ». Un homme doucereux insinue : « Il vaudrait mieux céder et se rendre. ». Tous ont une seule voix pour crier : « Non ! ». La voix de tous ajoute : « Nous mourrons sous le drapeau rouge. ». Ils chantent la Marseillaise et l’Internationale. A dix heures moins cinq, le meeting cesse. La musique joue une marche funèbre. Il y a, à l’horizon, un grondement sifflant, puis un volcan éclate parmi les hommes, sur la terre. Deux musiciens sont tués et s’écroulent. Les autres, à côté des vides, continuent à jouer. On voit tomber des formes humaines dans la fumée, et gesticuler des agonies. Des éclairs et des tonnerres arrivent de tous les points du ciel. Ce champ de massacre est en France, dans la Creuse. Ces hommes sont des soldats russes. Leurs ennemis, leurs vainqueurs, ce sont des soldats russes et des soldats français.
Henri Barbusse, Faits divers, Flammarion, 1928, p.91–92.