L’Ombre de l’amour
Marcelle Tinayre – 1909C’est un pays mélancolique et délicieux, une Bretagne moins célèbre et moins profanée que l’autre… J’aime ses bruyères, ses roches, ses eaux translucides, son patois musical, sa pauvreté… Denise, y a‑t‐il encore des sorciers à Monadouze ? Honore‐t‐on les fontaines sacrées ? Mène‐t‐on à sainte Claquette les enfants bègues ou muets ? Pratique‐t‐on l’envoûtement avec le seau et le miroir ? Ne “forge”-t-on plus les gens dont la rate est malade ? La chasse volante et le bérou n’ont-ils pas déserté cette province livrée au progrès ? Plante‐t‐on encore, dans les champs ensemencés, une croix et quatre bouquets de paille en l’honneur du Christ et des Évangélistes?…
Marcelle Tinayre
C’est en ce pays de Monadouze, pendant littéraire de Gimel‐les‐Cascades, que Marcelle Tinayre situe l’essentiel de ce drame de l’Ombre de l’amour.
C’est là en effet que Jean Favières, jeune homme souffrant de la tuberculose, vient en convalescence, accueilli chez le docteur Cayrol et sa fille Denise.
Denise, de quelques années plus âgée que lui, est préposée à ses soins, une tâche dont elle va s’acquitter avec dévouement et compassion, car elle s’est donnée comme mission de le ramener à la vie.
Quant à la mystique Fortunade, qui aurait rêvé d’être sœur dans un couvent de Tulle pour s’occuper des malades, alors que ses parents veulent la marier, elle s’est trouvé elle‐aussi un but : celui de ramener vers Dieu et la société des hommes le fils du vieux metje, le guérisseur‐forgeron, ce Martial sauvage, bourru et rebelle dont tout le monde s’éloigne.
Mais sauront‐elles répondre, l’une aussi bien que l’autre, aux sentiments qu’elles ont fait naître dans le cœur de ces deux hommes blessés dont les autres se détournent ? Sauront‐elles échapper à cet amour masculin vers lequel la pitié les entraîne ? Est‐ce de l’amour… ou n’est-ce que “l’ombre de l’amour”?
4e de couv, Maiade édition
Quelle solitude !...
Quelle solitude!… D’un côté, la colline, tailladée par les cultures en échelle, monte, couronnée de châtaigniers tordus. De l’autre côté, le ravin se creuse, noir de bruyère sous des plaques de neige fondante. La Monadouze y tombe, en quatre sauts, dans un fracas d’enfer et un remous énorme d’écume, puis, sur les roches éboulées, elle fuit, oblique et chantante, vers les gours obscurs de l’Inferno.
Un éperon de rocher porte le cimetière qui avance …
Le disque du soleil...
Le disque du soleil, au bout de la vallée vaporeuse, descendait, entièrement visible, d’un rouge écarlate très pur. Quand il plongea dans les couches inférieures de l’atmosphère, il perdit cet éclat trop intense qui éblouissait les yeux, mais sa lumière oblique, tiède encore, s’attarda sur le village, et les choses eurent tout à coup leur figure du soir, avec une expression de gravité, de recueillement et d’attente.
Au carrefour de l’Orme, le bruit d’une…
Il a eu quatre-vingt-trois ans...
— Il a eu quatre‐vingt‐trois ans, l’autre semaine, dit Fortunade. La tête n’y est plus… Il ne comprend pas… Allons‐nous‐en.
Mais Denise était comme fascinée… C’était donc là le célèbre metje de Monadouze, le forgeron sorcier, le maître des sorts et des envoûtements, devant qui trois générations de paysans avaient tremblé. Dupe de ses propres manigances ou simulateur habile, il était là, vaincu par le médecin, par l’homme des livres et des laborat…
Un pont de bois...
Un pont de bois, jeté sur le torrent, en amont des chutes, reliait le promontoire rocheux de Monadouze au flanc opposé du ravin. Une route en corniche suivait, au‐delà du pont, les sinuosités de la gorge, et Denise, parvenue sur cette route, aperçut, de l’autre côté du gouffre, le chemin qu’elle avait suivi tout à l’heure et le toit bleuâtre de sa maison. Elle marchait, maintenant, face au couchant, et l’immense clameur des cascades, montant de terre, pres…