Eugène Delacroix
A Pierret, Souillac, 20 octobre 1820, Mon cher ami, j’ai reçu ta lettre la veille de mon départ pour ici. C’était le soir, j’avais déjà fait mon sacrifice et je n’espérais plus rien avoir de vous autre dans la Charente. Je ne te dis donc pas le plaisir que j’ai ressenti. Je lisais et je relisais, et ce fut une des occupations de ma route. Quand j’ouvre ta lettre, je suis comme un homme à qui le froid fait venir des larmes dans les yeux qui obscurcissent sa vue devant un beau paysage… Je suis dans le pays de mon beau‐frère. Il n’est pas de prévenances dont je ne sois comblé. Ce sont de bien bonnes gens et qui font des cuisinages qui n’en finissent point. Les repas durent quatre heures, parce que sur le déclin les souvenirs d’enfance se réveillent et ouvrent les cœurs des sœurs et des frères qui sont très ridés, éloignés les uns des autres. Et puis la politique a ses tons. Mon beau‐frère a des prétentions à la députation. Je ne crois pas qu’il soit nommé ici cette année. Peut‐être le sera‐t‐il dans la Charente… Je suis dans la plus belle vallée qui se puisse imaginer. J’espère rapporter d’ici quelques belles vues. Le voyage de la forêt ici a été pour moi bien charmant. J’ai traversé une partie du Limousin et ce sont là véritablement des choses agréables. Ce ne sont que montagnes immenses tapissées jusqu’en haut de vertes prairies. De grands rochers de granit rouge, noir, gris, qui sont suspendus sur votre tête. Les aspects varient à chaque pas. La tête et les regards sont sollicités de tous côtés. Ces vues magnifiques vous échappent avant qu’on ait pu les fixer. Le cheval de poste et le postillon peu sensibles aux belles vues, vous entraînent impitoyablement. Tout au fond de ces flancs de montagnes si hautes et si rapides, coulent à flots clairs ou écumants de petites rivières qui serpentent émaillées dans des bords plantés d’aunes et de peupliers ou qui tombent en cascades qu’on entend de loin. Point ou presque pas d’habitations. Quelques chalets noirs et isolés suspendus aux coteaux. Il faut voir là s’en donner les bœufs et les chevaux et les moutons. Ils vont là où l’herbe les attire ; ils montent et descendent sans gêne et vont tout à loisir se baigner. Ah ! j’ai éprouvé autant de regrets que de jouissances. Mais il faut y passer des mois entiers pour y trouver à recueillir quelques fruits. Un croquis ne peut suffire. Les contours de ces belles montagnes bleues sont si coulants et si variés, si fins, si fugitifs, qu’il y faudrait une étude assidue…
A Pierret,
Souillac, 20 octobre 1820,
Mon cher ami, j’ai reçu ta lettre la veille de mon départ pour ici. C’était le soir, j’avais déjà fait mon sacrifice et je n’espérais plus rien avoir de vous autre dans la Charente. Je ne te dis donc pas le plaisir que j’ai ressenti. Je lisais et je relisais, et ce fut une des occupations de ma route. Quand j’ouvre ta lettre, je suis comme un homme à qui le froid fait venir des larmes dans les yeux qui obscurcissent sa vue devant un beau paysage…
Je suis dans le pays de mon beau‐frère. Il n’est pas de prévenances dont je ne sois comblé. Ce sont de bien bonnes gens et qui font des cuisinages qui n’en finissent point. Les repas durent quatre heures, parce que sur le déclin les souvenirs d’enfance se réveillent et ouvrent les cœurs des sœurs et des frères qui sont très ridés, éloignés les uns des autres. Et puis la politique a ses tons. Mon beau‐frère a des prétentions à la députation. Je ne crois pas qu’il soit nommé ici cette année. Peut‐être le sera‐t‐il dans la Charente…
Je suis dans la plus belle vallée qui se puisse imaginer. J’espère rapporter d’ici quelques belles vues. Le voyage de la forêt ici a été pour moi bien charmant. J’ai traversé une partie du Limousin et ce sont là véritablement des choses agréables. Ce ne sont que montagnes immenses tapissées jusqu’en haut de vertes prairies. De grands rochers de granit rouge, noir, gris, qui sont suspendus sur votre tête. Les aspects varient à chaque pas. La tête et les regards sont sollicités de tous côtés. Ces vues magnifiques vous échappent avant qu’on ait pu les fixer. Le cheval de poste et le postillon peu sensibles aux belles vues, vous entraînent impitoyablement. Tout au fond de ces flancs de montagnes si hautes et si rapides, coulent à flots clairs ou écumants de petites rivières qui serpentent émaillées dans des bords plantés d’aunes et de peupliers ou qui tombent en cascades qu’on entend de loin. Point ou presque pas d’habitations. Quelques chalets noirs et isolés suspendus aux coteaux. Il faut voir là s’en donner les bœufs et les chevaux et les moutons. Ils vont là où l’herbe les attire ; ils montent et descendent sans gêne et vont tout à loisir se baigner. Ah ! j’ai éprouvé autant de regrets que de jouissances. Mais il faut y passer des mois entiers pour y trouver à recueillir quelques fruits. Un croquis ne peut suffire. Les contours de ces belles montagnes bleues sont si coulants et si variés, si fins, si fugitifs, qu’il y faudrait une étude assidue…
Lettres de Eugène Delacroix (1815 à 1863), recueillies et publiées par M. Philippe Burty, A. Quantin, 1878, p.42–43 (disponible sur Gallica).