Suzanne et le Pacifique
Jean Giraudoux – 1921Suzanne et le Pacifique, roman de Jean Giraudoux publié en 1921, s’inspire du roman de Defoe, Robinson Crusoé, et narre à son tour l’histoire d’un naufrage. Jean Giraudoux choisit une femme pour personnage principal et pour narratrice : Suzanne, jeune femme de Bellac, qui rêve de voyages.
J’avais gagné le voyage autour du monde offert par le Sydney Daily à la première de son concours de la meilleure maxime sur l’ennui. « Si un homme s’ennuie, avais‐je écrit à Sydney, excitez‐le ; si une femme s’ennuie, retenez‐là ! » En échange d’un conseil aussi utile pour elle l’Australie m’appelait, et malgré mon tuteur je partis.
Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique.
Son bateau fait naufrage dans le Pacifique et Suzanne, seule survivante, échoue sur une île. Dès lors, seule face à la faune et la flore de ce lieu, elle ressent le besoin d’écrire des lettres dans lesquelles elle livre son histoire ainsi que des réflexion sur l’écriture, la solitude…
En 1928, le Cercle lyonnais du livre proposait une édition du texte de Jean Giraudoux accompagnée de gravures en couleurs sur cuivre de Jean‐Gabriel Daragnès. L’auteur de Suzanne et le Pacifique en signe la préface et, s’adressant au graveur, évoque Bellac, son enfance, dit le Limousin peu accueillant, renvoyant au voyage de La Fontaine de Paris à Limoges…
J’ai appris avec regret que vous étiez passé, sans me voir, à Bellac, au moment où moi‐même j’y prenais mes vacances, car j’habite depuis mon mariage une autre ville. Vous, que je ne connais pas, vous figurez désormais dans ma mémoire joint à mes promenades, à mon église, c’est-à-dire à mon enfance. Cela ne peut encore vous vieillir. On m’a dit que la pluie, malheureusement, vous avait poursuivi, et qu’aucun voyageur depuis La Fontaine, n’avait autant pesté que vous contre le Limousin. Ma province se trompe parfois, en effet, et au lieu d’offrir au visiteur ses torrents et ses sources, elle croit être généreuse en le comblant d’une eau plus pure encore, de ses averses. La vie m’a révélé que nous mécontentons souvent beaucoup plus nos amis en leur offrant nos richesses à l’état idéal qu’en les donnant banales et usagées. Je crois aussi que sous cette eau tout le Limousin n’était qu’une grande aquarelle, et que vous préférez l’huile.
J’avais dix-huit ans...
J’avais dix‐huit ans. J’étais heureuse. J’habitais, avec mon tuteur, une maison toute en longueur dont chaque porte‐fenêtre donnait sur la ville, chaque fenêtre sur un pays à ruisseaux et à collines, avec des champs et des châtaigneraies comme des rapiéçages…, car c’était une terre, qui avait beaucoup servi déjà, c’était le Limousin. Les jours de foire, je n’avais qu’à tourner sur ma chaise pour ne plus voir le marché et retrouver, vide de ses troupeaux,…
Mais, à Bellac...
Mais, à Bellac, on se laisse conduire par la faim et la soif, par la fatigue et le sommeil, seules marées des campagnes, et par tout ce qui dilate et rassemble une famille autour de sa maison ou de sa ferme. La courroie qui unit les deux repas, le rideau qu’on tire le soir, tout fonctionnait à merveille. Nous ne cherchions pas, comme les snobs à Paris, la destinée ou la politique dans les mots des concierges. Nous ne trichions pas dans les anecdotes, pour …